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Le chérubin du goût

Il apparaît comme un chérubin dans la lumière bleutée de sa boutique restaurant galerie, et c’est une rencontre qui s’ouvre sur une voûte céleste, avec les fromages pour constellations. Clément Chérif Boubrit est œnologue et fromager depuis 35 ans, et sa passion l’a conduite à créer un concept unique de partage et d’apprentissage du goût qu’il distille avec une incroyable convivialité. Ici, c’est le royaume des bons vins qui accompagnent des fromages affinés, sélectionnés avec une grande délicatesse, et qui se conjuguent avec grand art entre musique et photographie. Car tout doit converger vers l’unique objectif du maître : un voyage épicurien à la découverte de nos papilles, dans l’exaltation de tous nos sens.

Le bonheur à la campagne

Chérif n’est pas tombé dans le fromage petit, mais dans une vie rurale, si ! Deuxième enfant d’une famille nombreuse, il grandit dans une maison de campagne avec un grand jardin. “Mes parents y cultivaient leurs légumes et très jeune, mon père m’a donné une parcelle de terre, comme à chacun de ses enfants, en me demandant de m’en occuper. Il va apprendre à cultiver le blé et à récolter toutes sortes de légumes. “On avait aussi une ferme avec des canards, des poulets et même un âne. Ceci lui apprend le contact de la terre, avec les produis de la nature et connaître les saveurs authentiques. “Quand j’allais cueillir la ciboulette fraîche du jardin, il y a là une telle explosion aromatique que cela est resté sculpté dans ma mémoire !” Avec sa mère, il va apprendre le crochet, la couture, la tapisserie et la cuisine et “comme elle était mélomane, la musique bercera toute mon enfance”. Sa passion pour la photographie vient aussi de là, quand il s’est vu confier par son père un appareil professionnel “avec un soufflet et une chambre à l’ancienne”, pour prendre les photos de famille.

Chérif est parmi les premiers de sa classe à l’école, mais très jeune, il comprend que pour se dépasser, il faut faire ce qu’il aime vraiment. Et il va grandir dans une éducation cartésienne qui lui a donné “le sens du devoir et des valeurs de droiture et de justice”. Pour honorer ses parents, il ira au bout de ses études et rédigera une thèse sur la philosophie grecque en se destinant à une carrière de chercheur en philosophie. C’est là qu’on lui annonce que la chaire antique et médiévale allait être fermée et qu’il n’y aurait pas de poste ouvert à court terme dans l’enseignement supérieur. Un coup dur qui remettra en question son objectif de vie et ses choix et lui ouvrira les portes d’une autre philosophie, celle du goût, de l’art et des rencontres.

De la philo aux fromages

A ce moment-là, il a 24 ans et pour payer ses études, il travaille en tant que manutentionnaire “chez un artiste fromager qui avait l’art et le secret de l’affinage. C’est là que j’ai découvert l’univers du fromage et cela a été un coup de foudre ! Je goûtais à tout, en jouissant des associations de saveurs avec un produit qui évolue sans cesse. Et je me suis dit : pourquoi ne pas faire ce que tu aimes ?” La cuisine et la gastronomie avaient marqué son enfance, et même ses travaux sur Epicure le conduisent à cette matière, faite de lait cru et de patience, qui lui permettra d’exprimer ce qu’il veut donner au monde. “Je me suis alors lancé en prenant une gérance appointée et une affaire qui n’était pas connue à l’époque, dans le 14ème arrondissement de Paris.” En travaillant la qualité des produits, son commerce entrera au bout de 2 ans, dans les guides gastronomiques. Une réussite pour cet autodidacte dont la soif d’apprendre et d’expérimenter est sans limites. En 1989, il achète sa propre fromagerie qu’il appelle Fil’O’Fromage dans un petit local parisien, style Art Déco 1930. “Les frigos étaient encore avec des glaçons et il y a avait une âme d’époque avec du marbre d’origine, vert bleuté italien, et des lustres antiques, et il va garder cet esprit en rajoutant seulement un rayon de fromages réfrigérés.

Durant ces années, Chérif Boubrit se forme à la prestigieuse école Ferrandi en tant que traiteur, puis œnologue et parcourt la France à la recherche des meilleurs producteurs de fromages, puis de vins pour se créer un réseau professionnel de qualité. “On partait chez les vignerons et on faisait des dégustations avec l’ensemble des vins sur des années différentes ; le même cépage, le même terroir, sur des appellations différentes et on montait en progression. Cela a été un déclic !” Chérif veut associer vins et fromages pour éduquer le goût de ses clients dans une ambiance conviviale. Il peaufine son projet pendant 4 ans jusqu’à trouver un local dans le quartier de la Bibliothèque François Mitterrand. C’est là qu’il décide de déployer son concept et il deviendra lauréat du grand prix de la presse du Vin en restauration, Panaché d’or de la Gastronomie de France et de Navarre et titulaire du Prix d’Excellence des maîtres d’apprentissage par la Chambre de Commerce.

Une expérience gustative

Tout est parti de ce constat : comment un produit aussi exceptionnel que le fromage peut-il être délaissé dans un repas, car on le réserve à la fin quand nos papilles sont saturées par les saveurs ?” Chérif Boubrit veut innover et créer des plats avec le fromage en premier, de l’apéritif jusqu’au dessert, et autour d’une vraie convivialité. Pour cet alchimiste du goût, le fromage se marie avec des saveurs multiples et permet des associations inédites avec le vin : d’harmonie, de raison, de fusion, d’équilibre ou même d’opposition… “On augmente alors son plaisir en jonglant progressivement à travers ces saveurs par des montées verticales.” Il va s’appuyer pour cela sur sa propre expérience gastronomique acquise depuis des années. Avec des amis, il avait notamment lancé des dîners sur la thématique régionale, où chacun préparait une spécialité avec des produits exclusivement locaux. Ainsi pour la Corse, le Pays Basque, la Normandie, mais aussi l’Italie, la Suisse ou l’Espagne… où le Maître-Fromager consignait minutieusement ses découvertes gustatives dans des fiches techniques.

Dans son nouveau restaurant-épicerie, il propose alors près de 300 variétés de fromages et met en place 12 assiettes copieuses en suggestion, des 12 régions fromagères françaises (Alsacienne, Lyonnaise, Isigny-Saint Mère…). “Ce chiffre est passé à 25 avec les thématiques (Chèvre, Brie, Bleu…) et les européennes (Anglaise, Helvétique…).” Sa carte comprend aussi une trentaine de plats chauds (Aligot, Tartiflette, Poêlon corse…) et une sélection fine des meilleurs vins, réactualisée chaque année. L’assiette Volcanique du Pays d’Auvergne par exemple est composée au choix avec du Saint-Nectaire fermier, du Pavin, du Murols, du Bleu d’Auvergne, de la Fourme d’Ambert, du Gasperon, du Cantal de Montagne et du Salers. La dégustation se fait à l’aveugle sans connaître le nom des fromages, ni des vins choisis, “pour n’avoir aucun a priori et laisser toute la place à l’expérience des sens. Le maître des lieux vient aussi donner ses consignes à chaque convive pour deux tours, l’un salé et l’autre salé/sucré. “On répartit la saveur du fromage d’abord, en la tapissant sur toutes les parois gustatives. Puis on laisse simplement glisser une larme de vin pour voir comment le vin va réagir et quel type d’alliance il va réaliser. Puis on passe au deuxième tour avec la confiture. “Là, les saveurs se métamorphosent complètement en bouche car la confiture va réguler les acidités maliques du vin et lactiques du fromage, et le fruit va réguler les puissances pour créer une alliance subtile et nuancée.” Et c’est ce voyage gustatif sans fin renouvelé, qui fait la richesse et l’originalité de son concept.

Pour un voyage sensoriel complet

Chaque mois, Chérif Boubrit propose aussi des évènements thématiques pour faire voyager ses clients car il aime rassembler sur ce lieu toutes ses passions “et créer des moments où la musique, la gastronomie et l’art seront reliés”. Cet amoureux de jazz a travaillé avec de grands photographes professionnels internationaux dans le Club du Musée Français de la Photographie de Bièvres, où il est devenu animateur et enseignant pendant 20 ans, et lors de ses nombreux voyages, où il puise son inspiration pour des expositions. Il y a quelques mois, il a ainsi mis en avant le Pays Basque avec un producteur de fromages et un vigneron de la région, suivi d’un dîner avec des photographies de la Féria et la présence de musiciens pour une soirée jazz polyphonique typiquement basque. Evidemment les fromages, la charcuterie et les vins étaient ceux de la région, avec un rituel laissant la place à la jouissance de chacun des sens. Bientôt, le maître-fromager va aussi proposer des week-ends d’œnotourisme au plus près des producteurs, “et ainsi vivre la naissance d’un produit et le déguster sur place, pour une éducation du goût qui change la vie.

Créateur d’alliances ou artisan du goût, Clément Chérif Boubrit est assurément un électron libre dans son domaine, et un professionnel à part. Sa formation philosophique lui a donné une vision épicurienne de la vie, qu’il travaille par toutes sortes d’associations pour montrer que le goût est aussi une discipline à acquérir et à transmettre. Passionné de culture et de gastronomie, il est aux premières lignes quand il s’agit de réunir dans la convivialité autour du céleste fromage, pour un moment gustatif qui marquera.

Textes et photos sont une création originale de ©Carine Mouradian, suite à une rencontre le 27 septembre 2017 – Tous droits réservés.

Lien vers le site de Fil’O’Fromage

Galerie photos de Clément Chérif Boubrit

L’authenticité selon Clément Chérif Boubrit, le fromager philosophe

“ Avec mon parcours, le lien entre le fromage et la philosophie reste une énigme, et pourtant la réflexion philosophique existe bien. Car le fromage incarne deux théories philosophiques fondamentales ; celles du déterminisme et de l’éducation. Il suffit de méditer sur sa transformation ; comment, des origines génétiques de l’animal qui a produit le lait et selon les conditions climatiques et géographiques, puis avec les paramètres d’hydrométrie, on obtient une matière solide qui a des goûts, des textures et des parfums variant sans cesse d’une saison à une autre. C’est aussi un produit miraculeux quand on sait le travailler, car si on l’élève bien, on va obtenir des saveurs qui transportent nos sens et nous font vivre des moments inouïs. Alors, on est alors dans la jouissance de la vie et la recherche de la perfection du goût pour un perfectionnement de soi-même et de notre vie quotidienne. Le fromage apporte cette philosophie car c’est un produit vrai, authentique et vivant. L’éducation du fromage, c’est donc son affinage et c’est un métier d’artiste ; c’est comme un peintre qui sculpte une saveur. Bien entendu, à la base, le produit doit être bon et il y a bien ce parallèle avec le vin, qui mûrit aussi et développe ses arômes dans le temps. Alors, on obtient une quintessence au niveau des saveurs et avec des associations qu’on pourra démultiplier à l’infini.

Ce que j’aime par-dessus tout, c’est la diversité, et il y a là une richesse authentique qui rend chaque expérience unique. Oui, un fromage c’est comme un être humain. Il a une personnalité propre et c’est de cette particularité que jaillit une unité globale. Si on prend par exemple le Reblochon, d’un producteur à l’autre, il aura à chaque fois une qualité gustative différente, car il y a derrière le terroir et toute une chaîne de production ; des pâturages au lait, en passant par la qualité de la bête jusqu’à la production et l’affinage. Tout ce cheminement est essentiel et l’authenticité est là, à chaque étape. Quand on se lève à 5 heures du matin avec le fermier pour assister à la traite des vaches, puis qu’on le voit promener ses bêtes avec amour d’une parcelle à une autre pour avoir un lait parfumé, cela change votre manière de goûter le produit final et de l’apprécier. C’est pourquoi, je n’ai aucun a priori sur les choix d’étiquettes ou les associations d’usage, et j’incite mes clients à la découverte permanente en se laissant surprendre par leurs sens. Avec un Camembert, je vais ainsi proposer un cépage Rolle qui est légèrement doux et arrondi sur du fruit (un demi sec à la limite), un cidre fermier ou un blanc. Et non pas des vins puissants comme on a l’habitude de faire. Le résultat est une mise en valeur à la fois du vin et du fromage qui est magique !

Cela fait sourire mais j’ai coutume de dire que l’on est assuré tous risques quand on vient chez moi. Tout est suggéré ; Rien n’est imposé. Et je m’engage sur une alliance car je suis là pour faire découvrir des saveurs nouvelles. Ma plus grande fierté c’est d’avoir réussi à faire manger du fromage à des personnes qui avaient des blocages et de le leur faire aimer. Je suis quelque part avec mon concept et mes produits, un thérapeute du goût, et j’aime cette mission car l’approche est toujours humble, curieuse, sans idées préconçues, comme des petits enfants qui s’émerveillent de ce qu’ils reçoivent en bouche. En définitive, il faut rester soi-même, ouvert et réceptif, et c’est ce qui va faire perdurer l’authenticité.

Alors, quelle relation avec le luxe ? Pour moi, le vrai luxe n’est pas dans le packaging et l’ostentatoire, mais dans la vérité, la pureté et l’endurance des produits. Car lorsque le goût est persistant alors il est authentique. Je m’oriente en ce moment de plus en plus dans mes recherches sur des cépages oubliés, rares et indigènes. Il y a là tout un ensemble de saveurs qui expriment la véritable richesse d’un terroir. On ferme les yeux, on goûte cette saveur et on est transporté dans cette région. On voyage alors à travers les souvenirs. Et c’est ce qui ancre l’expérience en nous, cette mémoire sensorielle, qui n’est pas de la théorie. Ainsi, qu’elles soient lisibles en bouche, séparément ou avec des alliances subtiles, c’est une explosion des papilles et un apprentissage qui nous fait voir la vie autrement, dans un état de grâce et de gratitude permanents.

J’aimerais que chaque client reparte avec cette conviction qu’une saveur a aussi besoin de notre regard intérieur qui ne s’arrête pas aux apparences. Car tant qu’on n’a pas disséqué l’intérieur d’une saveur, on n’aura pas goûté à son expression et on ne saura pas ce qu’elle vaut. Je lie toujours les lois de la nature et les saveurs. Elles sont vraiment le fondement du réel. Et le luxe, c’est d’aller au fond des choses, découvrir l’essence qui se révèle et le trésor caché. Alors, il n’y a rien de plus beau que de goûter à l’authenticité d’un être, d’une saveur et d’une rencontre ! ”

Textes et photos sont une création originale de ©Carine Mouradian, suite à une rencontre le 27 septembre 2017 – Tous droits réservés.

Lien vers le site de Fil’O’Fromage

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