Il inspire le respect. Un respect profond, comme celui que l’on ressent quand on découvre, saisi d’émotion, le silence et la beauté époustouflante de ses maisons. La rencontre avec l’architecte et enseignant de renom, Maurice Sauzet, est elle aussi hors normes, car elle se vit, à l’image de son art, dans un parcours initiatique. Pas à pas, nous entrons dans le cheminement de sa vie, comme par la porte d’entrée et le couloir en courbe d’une de ses habitations. Avec grâce et étonnement, on visite alors les lieux qui l’habitent, entre espace et contre-espace, entre ombre et lumière, entre dehors et dedans, dans une harmonie qui éveille les sens et nous conduit, dans une extase de joie, à ce lieu habité en nous-mêmes, où l’homme réalise enfin son enracinement séculaire et vital à la nature et au monde.
Né en Ardèche, Maurice Sauzet a grandi et vécu à Sanary-sur-Mer (Var), dans le Sud méditerranéen que ses parents affectionnaient particulièrement. “J’ai vécu mon enfance en dessinant les paysages du midi, grâce à ma mère qui était artiste”. Dyslexique, son apprentissage à l’école est laborieux, mais il excelle en dessin et dans les matières scientifiques et décroche brillamment son diplôme d’architecte. “J’avais surtout en moi un grand besoin de créer. J’avais envie de refaire le monde !” Il rencontre son épouse styliste avant-gardiste, et “c’est un choc avec tellement de connivences dans la vision artistique”. Ils iront au Japon dans les années 60. Il deviendra alors collaborateur de Junzo Sakakura, élève de Le Corbusier à Osaka et cette expérience sera déterminante dans son parcours.
“C’est là-bas que j’ai découvert le sens de ma vocation.” Lors d’une visite d’un temple zen à Kyoto, il est saisi par l’architecture qui suscite l’émotion à travers les cinq sens et permet de vivre en relation avec l’environnement. “Je suis rentré dans cette maison sans m’en rendre compte, et j’en suis sorti bouleversé.” Les moines zen construisent en effet ces temples, pour convaincre que Dieu est dans la nature, avec “tout un raisonnement, un système qui est mis en place dans des petites maisons de bois, qui n’ont extérieurement rien de particulier.” Le temple se dévoile progressivement au jeune architecte, avec au bout, l’apparition d’un paysage époustouflant, offert même sur un terrain minuscule. “Tout est fait pour représenter le monde, et j’ai mis des années à comprendre cela.” Le bois, la pierre, l’odeur, la sensation du vent, de l’air qui frôle la peau, les pieds qui touchent le bois ou le tatami, la rugosité de la paille tressée…
“Tout cela fait que vous êtes dans un monde et brusquement, vous le sentez en vous. Et cela a éveillé en moi le souvenir de milliards d’années qui remontent soudain du plus profond de moi-même. Et là, je me suis écrié: C’est extraordinaire. C’est là mon chemin !” De retour en France, il est habité par ces sensations et décide de construire sa propre demeure à l’image de ce temple. “J’ai construit ma maison de manière empirique, selon mon sentiment et la mémoire de mes sens, sans avoir accès aux concepts. Comment c’était? Et quand ce n’était pas cela, je démolissais pour reconstruire.” Les premiers amis qui la découvrent ont un choc eux aussi. Alors, Maurice Sauzet décide de consacrer sa vie à cette expérience issue de l’architecture zen bouddhiste et la révéler au plus grand nombre.
Déjà professeur d’architecture au début des années 70, il rencontre Augustin Berque, un géographe orientaliste, qui a écrit un livre intitulé: “Vivre l’espace au Japon”. “Il m’a permis de conceptualiser ce que j’avais vécu de l’intérieur. Voilà ce que je vais enfin pouvoir raconter à mes étudiants.” Il va élaborer quelques années plus tard le concept d’une “contre-architecture ” ou “architecture naturelle” pour émouvoir les sens et permettre de vivre en harmonie avec la nature. Il publiera plus une dizaine d’ouvrages, véritables références sur le sujet pour tous les architectes, et notamment ceux qu’il formera pendant plus de 25 ans dans les écoles de Marseille et de Toulon.
Maurice Sauzet met aussi en pratique son architecture en construisant ou en réhabilitant des maisons partout en France. “Je voulais mettre désormais au premier plan la relation entre l’homme et l’espace, notamment avec la notion de parcours.” A ce jour, il a élaboré près de 250 habitations selon les principes de son architecture naturelle ; des maisons de particuliers mais aussi de grands équipements publics et privés (usines, collèges, maisons de retraite…). En 2001, il reçoit la médaille de l’Académie d’Architecture pour l’ensemble de son œuvre et devient lui-même Académicien en 2004. Il continue d’exercer au sein d’une agence Varoise, fondée avec sa fille Sylvie, architecte également, avec laquelle il entretient une complicité professionnelle et filiale de tous les jours, investissant l’émotion dans les espaces autant qu’avec ses clients.
Cet architecte du plein et du vide, de la lumière et de l’ombre, de l’horizontalité et de la verticalité impressionne. Dans chaque maison, comme quand il se dévoile, il y a une série de sentiers qui mènent de l’extérieur vers l’intérieur, du dedans au dehors, dans une interpénétration constante et une approche progressive “dont l’objectif est de prendre conscience de soi physiquement jusqu’à être saisi ». On voit de grandes baies vitrées qui remplacent les fenêtres et invitent le jardin à l’intérieur. A l’inverse, des toits complexes se penchent pour s’avancer sur les espaces verts situés à l’extérieur, comme si la nature s’imbriquait dans la maison. D’ailleurs, sous la terrasse couverte, un arbre perce le toit…“Quand la maison est finie, mes clients ont un choc, et ils leur arrivent souvent d’avoir les larmes aux yeux. Que c’est beau la nature ! Que c’est beau le monde ! J’ai le monde en moi ! Ils ne diront pas des choses aussi marquées mais qu’ils ressentent un bien-être tous les jours.” Et l’architecte, avec le sourire satisfait d’un thérapeute, affirme que ce changement s’opère alors tous les jours au sein de leurs vies même.
“L’entrée de la maison s’effectue toujours par une porte car elle a besoin d’être respectée par un rituel de passage avant d’accéder à son intimité”. Le couloir d’entrée aussi est courbe pour créer une relation et préparer ceux qui vont y accéder. “Je les fais buter contre une pierre, ou ils devront se baisser ou lever les pieds, pour être vraiment là, ici et maintenant.” Comme dans la rencontre, Maurice Sauzet reconnaît aussi faire passer ce test à tous ceux qui viennent à lui. “Les clients ont souvent lu mes livres mais ils sont encore dans leur mental en voulant tout contrôler. Alors, je leur fais visiter 2 ou 3 maisons et là, ils comprennent que pour ressentir cela, il faudra lâcher prise, car c’est la maison qui va les accueillir.” Le parcours se poursuit avec les différentes pièces et patios qui se dévoilent en écrans successifs. Et soudain, l’architecte vous tend un kumquat, et ce fruit vous saisit par ses senteurs et saveurs méditerranéennes… Puis quelques pas et d’un coup, le point d’orgue s’offre avec l’apparition d’un cadre de vue exceptionnel sur la nature environnante. Des larmes de joie, de bonheur, de tension… Maurice Sauzet, pudique, se met en retrait pour laisser jaillir cette libération. “Il s’agit donc de transformer la maison avec la lumière, la vue et le terrain, en gardant tout ce qui peut l’être, pour créer ce parcours et permettre cette libération qui ouvre à une osmose avec le site et l’environnement.”
Il y a chez ce grand architecte, une âme contemplative et en quête de sens. Depuis cet éveil opéré dans le temple zen, il recherche, écrit, partage et scrute le réel pour comprendre cet état venu du fond des temps et qui se révèle avec chaque maison transformée, comme le miroir d’une vérité intérieure et immuable. “Il y a comme une communion, une corrélation avec le monde et le vivant dont je suis témoin à chaque instant. C’est un Dieu dedans, qui a une racine qui puise dans les millénaires derrière nous. Et quand je vois circuler mon chat et mon chien, je sais que je viens du même endroit.”
Avec Chris Younès, philosophe il va écrire plusieurs ouvrages d’une grande poésie sur son art, et s’initier à l’approche phénoménologique, où l’architecture devient une sorte de preuve de cette phénoménologie “dont le nerf conducteur est le Dasein, le Etre là”. Cette architecture explore donc le lien vital et sacré entre l’homme, la nature et le monde. Et elle ne peut se faire qu’à travers les sens et le corps, d’où l’importance de la kinesthésie et les émotions, qui conduisent à cette prise de conscience. De plus, même si son inspiration vient du Japon, il y a un vrai travail de création personnelle mêlée de douceur chez l’architecte. Elle se fonde sur une grande sensibilité et compréhension de la souffrance humaine, et un regard toujours optimiste pour sortir de l’ignorance et des schémas hérités de l’éducation et de la culture de notre monde occidental. “Les Japonais ont une autre sensibilité que nous. Mais il y a aussi une violence qui coexiste et qui est fondamentale et structurelle chez eux pour des raisons ancestrales. Ils l’ont recouvert par une grande sensibilité à la nature, mais quand ce volcan se réveille, c’est une libération de leur culture qui décoiffe à chaque fois”. Patiemment, il est alors celui qui se veut passerelle pour traduire, redresser, adapter cette vision architecturale dans notre monde d’aujourd’hui. Même si c’est encore à contre-courant, car “le plus important reste l’espace vécu où il faut toujours chercher l’émotion avant la fonction”, pensée encore peu admise même de nos jours.
Pour certains êtres, un évènement, un voyage, une rencontre peuvent être une étincelle dans leur vie pour amorcer un virage. Il en est ainsi pour Maurice Sauzet qui aura passé sa vie à transmettre cette flamme à travers son architecture. Il incarne ce qu’il enseigne et ce qu’il réalise, et c’est par cette authenticité qu’à notre tour, nous apprenons à cheminer en silence, pour devenir, être et se révéler à soi en prenant conscience de la merveille du monde, et la merveille que nous sommes en conséquent. Plein de vie, il continue de construire et d’écrire pour expliquer l’essentiel de son architecture à tous ceux qui cherchent du sens. Une grande salutation à ce visionnaire de notre temps !
Propos recueillis lors d’une interview réalisée par Carine Mouradian, le 2 mai 2017 à Six-Fours